Interview B.O : Justin Hurwitz, 5 films avec Damien Chazelle (La La Land, Babylon...)

Rencontres 7e Art de Lausanne

,@,hurwitz, - Interview B.O : Justin Hurwitz, 5 films avec Damien Chazelle (La La Land, Babylon...)

Propos recueillis par Benoit Basirico
Dans le cadre des Rencontres 7e Art de Lausanne. En présence de la traductrice Lily Hook (mais cette transcription traduite se base sur les propos anglais du compositeur)

- Publié le 01-04-2024




Dans le cadre des Rencontres 7e Art de Lausanne, Justin Hurwitz était à l'honneur avec le ciné-concert de "La La Land" et une projection de "Whiplash" le 15 mars 2024 précédée d'une rencontre modérée par Benoit Basirico (Cinezik). Le compositeur américain indissociable des films de Damien Chazelle a pu évoquer cette amitié acquise dès les bancs de l'Université et décrypter une oeuvre véritablement musicale, de 2009 ("Guy and Madeline on a Park Bench") à 2023 ("Babylon") en passant par "La La Land" (et son Oscar en 2017). Entièrement au service des personnages, les musiques relatent ces parcours à la fois intimes et spectaculaires, ce qui concerne avec cohérence "First Man" (2018) sur Neil Armstrong, premier homme à marcher sur la lune.

Benoit Basirico : L'alchimie entre la musique et le cinéma repose sur une collaboration remarquable, liée à une véritable rencontre, et nombre de compositeurs aspirent à cette rencontre pour débuter dans la profession. Justin, vous avez rencontré votre collaborateur Damien Chazelle à l'âge de 18 ans, sur les bancs de l'université. Ensemble, vous faisiez partie du groupe de rock Chester French. Damien Chazelle était-il également musicien ? Pouvez-vous nous parler de vos débuts avec lui dans ce groupe à l'université ?

Justin Hurwitz : Effectivement, nous nous sommes rencontrés lors de la première semaine de notre première année universitaire. Ayant l'envie de former un groupe, je me suis demandé si quelqu'un jouait d'un instrument ou connaissait un musicien. On m'a alors recommandé un musicien exceptionnel, Damien, qui avait remporté de nombreuses compétitions de jazz et de batterie. Après avoir obtenu son numéro, je l'ai appelé. Heureusement, il a répondu, ce qui était un soulagement car si cela n'avait pas été le cas, je ne l'aurais probablement jamais rappelé. Suite à cet appel, nous avons décidé de jouer ensemble et avons invité quelques camarades à nous rejoindre, formant ainsi un groupe de cinq membres. Nous avons pris cette entreprise très au sérieux pendant environ un an et demi. Puis, durant notre deuxième année à l'université, Damien et moi sommes devenus meilleurs amis, nous étions colocataires, et avons décidé de quitter le groupe pour nous concentrer sur le cinéma. Damien a toujours voulu réaliser des films, et j'envisageais de composer pour le cinéma. Mais le groupe nous prenait trop de temps, et des tensions étaient apparues entre ses membres. Après avoir quitté le groupe, nous nous sommes alors plongés dans le monde du cinéma. Damien m'a fait découvrir de nombreux films durant notre deuxième année de cohabitation, ce qui a nourri de riches discussions sur le cinéma. Il m'a introduit à des œuvres qui ont eu une influence considérable sur "La La Land" et sur notre premier film, peu connu, "Guy and Madeline on a Park Bench". Les prénoms des protagonistes de ce film, Guy et Madeline, sont d'ailleurs un clin d'œil aux "Parapluies de Cherbourg". Ces comédies musicales, ainsi que des films comme "Les Demoiselles de Rochefort", "Les Quatre Cents Coups", "Jules et Jim", "Le Mépris", et d'autres grands films de Godard, m'ont été révélés par Damien. Nous avons également beaucoup discuté des comédies musicales de Disney, telles que "La Petite Sirène" et "La Belle et la Bête", auxquelles nous nous sommes fortement identifiés. Cette deuxième année universitaire a été pour moi une véritable éducation cinématographique, me faisant découvrir un éventail de films, en particulier des comédies musicales jusqu'alors inconnues. Et ensemble, nous avons réalisé cinq longs métrages.

Benoit Basirico : Lorsque cette rencontre si précoce a lieu, où l'on partage avec le réalisateur des affinités musicales et cinématographiques similaires, la collaboration semble-t-elle plus aisée ? On parle souvent de développer et de trouver un langage commun avec le réalisateur, est-ce plus simple quand ce langage commun est déjà établi dès le début ? Le réalisateur vous donne-t-il des directives précises, ou existe-t-il une entente tacite qui vous accorde une certaine liberté créative ?

Justin Hurwitz : Effectivement, la nature de notre relation a facilité la construction de notre collaboration, mais je crois que le fait que Damien soit musicien joue un rôle crucial. J'entends souvent parler des difficultés rencontrées par les compositeurs qui doivent communiquer avec des réalisateurs ne possédant pas les bases musicales, et cela semble être un véritable cauchemar. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles je n'ai pas encore collaboré avec d'autres réalisateurs. La compétence musicale de Damien, son vocabulaire riche en la matière, qui lui permet de donner des directions précises, est véritablement un atout. Et oui, notre passé commun, notamment notre expérience dans un groupe et notre travail musical conjoint, fait que lorsque vient le moment de choisir la musique pour un film, notre riche histoire commune et notre vocabulaire spécifique rendent la communication très efficace. Par exemple, si nous employons le terme "nudelig" pour qualifier une mélodie, je saisis immédiatement son sens. Ou si je décris une idée comme étant "cheesy", nous comprenons tous les deux précisément ce que cela implique en termes d'harmonie. Notre longue expérience de collaboration musicale nous permet d'accéder à des raccourcis de communication très utiles. Comme vous l'avez mentionné, des termes comme "nudelig" ou "cheesy" font partie d'un jargon que nous avons développé, enrichi par nos années universitaires passées à écouter un auteur-compositeur dont les mélodies se résolvaient de manière très prévisible, sans nommer cette personne, nous utilisons son nom comme code pour indiquer une résolution mélodique trop évidente. Cela peut sembler quelque peu moqueur, mais cela fait partie intégrante de notre longue histoire et de notre manière unique de communiquer sur la musique.

Benoit Basirico : Votre implication a donc lieu dès les premières étapes, lors de l'élaboration du scénario ? La musique sert à la fois à accompagner le tournage pour les moments musicaux, et à exprimer l'intériorité et les émotions des personnages, la question est de savoir si ces deux aspects de la musique sont envisagés dès l'écriture du scénario, et s'il est possible de concilier ces deux approches en une seule ?

Justin Hurwitz : La réponse dépend de la nature du film. Dans le cas d'un film musical ou d'un film où la musique joue un rôle prépondérant, comme "Whiplash" ou "La La Land", toute la musique doit être composée avant le début du tournage. Pour les scènes où les personnages chantent, il est nécessaire d'écrire les chansons, d'enregistrer ces morceaux, ou au moins des maquettes, afin que les acteurs puissent les interpréter ou faire du playback lors du tournage. Même pour des films comme "Whiplash" ou "Babylon", où il y a des performances musicales Live, la musique doit être préparée à l'avance. Pour un film traditionnel sans performances musicales directes, comme "First Man", il est toujours préférable de commencer la composition musicale tôt. Cela offre au compositeur le temps nécessaire pour élaborer des idées pertinentes sans la pression de la post-production, qui ne laisse souvent que quelques mois pour finaliser la musique. La méthode traditionnelle de composition pour un film exige que le compositeur commence à travailler 10 à 12 semaines avant la finition du film, en visionnant une version complète ou quasi-complète pour composer la bande originale rapidement. Bien qu'il y ait des cas où les compositeurs sont intervenus très tardivement, réussissant à créer une musique de qualité en peu de temps, ces situations restent exceptionnelles et difficiles. Personnellement, je requiers davantage de temps pour la réflexion et le développement des idées musicales, étant donné ma méthode de travail plus délibérée. Nous commençons donc le processus très tôt, même pour des films non musicaux. Je travaille sur les thèmes, explore les idées d'instrumentation, et partage mes trouvailles avec Damien, qui intègre ces éléments à sa préparation pré-production. Il utilise mes maquettes pour planifier ses scènes, créant des storyboards détaillés qu'il adapte ensuite en animatiques, coupant ces dessins selon la musique pour prévisualiser les scènes. Ce processus collaboratif nous permet de développer notre travail de manière cohérente, en veillant à ce que la musique et le film s'harmonisent parfaitement, donnant l'impression qu'ils étaient destinés à se compléter.

Benoit Basirico : On voit que c'est un travail de précision, impliquant une interaction étroite avec les acteurs et les actrices lorsque la musique est destinée à être jouée pendant le tournage. Dans quelle mesure le casting influence votre musique ?

Justin Hurwitz : Lorsque nous avons écrit les chansons pour "La La Land", le casting n'était pas encore finalisé. Initialement, deux autres acteurs étaient envisagés pour les rôles principaux, qui ont par la suite été modifiés. Ainsi, je n'ai pas composé spécifiquement pour les acteurs, mais plutôt pour les personnages de Mia et Sébastien, plutôt que pour Emma Stone et Ryan Gosling. Mon approche consistait à me plonger dans l'histoire et les caractéristiques des personnages pour imaginer les mélodies qu'ils pourraient interpréter. Damien et moi avons des préférences marquées en matière de styles vocaux, mais il s'avère que Ryan et Emma correspondaient à ces critères, d'où leur sélection non seulement pour leurs talents d'acteurs exceptionnels mais aussi parce qu'ils s'inscrivaient naturellement dans le style vocal que nous recherchions, rappelant les chansons naturelles et authentiques appréciées dans le cinéma de la Nouvelle Vague française. Une fois le casting finalisé, certaines adaptations ont été nécessaires, des ajustements mineurs plutôt que de réelles réécritures, comme modifier la tonalité des chansons pour qu'elles correspondent mieux aux voix d'Emma et de Ryan. Cette étape, bien que technique, était cruciale pour harmoniser la musique avec leurs capacités vocales. De plus, lors des duos, trouver une clé convenant à la fois à Emma et à Ryan représentait un véritable défi, notamment pour "City of Stars", où nous avons dû négocier la tonalité jusqu'au dernier moment avant le tournage. Leurs contributions ne se sont pas limitées aux aspects techniques, leurs intuitions en tant qu'acteurs ont également influencé certains choix lyriques, menant à des changements pour mieux refléter les personnalités de leurs personnages. Par exemple, la chanson "A Lovely Night" a subi des modifications significatives pour accentuer l'aspect conflictuel entre les personnages, Ryan était réticent à suivre ma mélodie initiale, ce qui a nécessité des discussions supplémentaires. Finalement, lors de la session d'ADR (doublage), dernière étape de la post-production, j'ai saisi l'opportunité de le convaincre d'adopter la mélodie que je préférais. Ces exemples illustrent comment, dans le processus créatif, le dialogue et la collaboration entre compositeur et acteurs peuvent entraîner des ajustements significatifs pour que la musique s'aligne parfaitement avec la vision du film et les performances.

Benoit Basirico : Votre musique, Justin, est appréciée pour ses mélodies mémorables, un aspect qui semble se raréfier dans le cinéma contemporain, en particulier aux États-Unis. Pourriez-vous expliquer comment vous abordez la composition de ces mélodies ? Avez-vous immédiatement un thème en tête, ou proposez-vous plusieurs options à Damien pour qu'il fasse son choix ?

Justin Hurwitz : Nous partageons une fascination pour la mélodie, bien qu'elle semble quelque peu démodée dans le contexte actuel du cinéma. Certains films possèdent encore des compositions très mélodiques, mais ils restent l'exception. Nous valorisons les thèmes, y compris dans les compositions instrumentales, hors des chansons où les mélodies sont les plus courantes. La recherche de la mélodie parfaite est pour moi la partie la plus ardue du processus. Je préférerais me consacrer à l'orchestration, aux enregistrements, au mixage, ou à toute autre tâche plutôt qu'à la quête incessante de mélodies au piano. Cette étape est extrêmement frustrante, car il est difficile de prévoir quand surgira la bonne idée. Bien que je parvienne à trouver de nombreuses mélodies, identifier celles qui sont véritablement exceptionnelles est un défi de taille. J'enregistre fréquemment mes trouvailles sur mon téléphone ou réalise de simples maquettes au piano, puis je prends le temps de les réécouter le lendemain. Si je suis capable de me souvenir d'une mélodie sans avoir à consulter mes notes, cela indique qu'elle a un potentiel. En revanche, si je dois réécouter l'enregistrement pour me rappeler d'une idée de la veille, je me demande si quelqu'un sera en mesure de s'en souvenir dans dix ans. L'objectif est de créer des thèmes mémorables qui perdurent bien après que le film a été visionné. Après avoir accumulé plusieurs mélodies qui me plaisent, je les soumets à Damien. Il procède à une sélection et m'oriente vers les meilleures. Ce partenariat est précieux car il me guide vers mes meilleures idées et mon meilleur travail. Avoir quelqu'un pour "éditer" nos pensées et idées est essentiel, car nous avons tous tendance à générer plus d'idées médiocres que de bonnes. Les idées vraiment exceptionnelles sont rares, et bénéficier d'une aide pour les identifier est indispensable. Je me repose grandement sur Damien à cet égard.

Benoit Basirico : Au-delà de la création mélodique, votre musique se distingue par sa richesse narrative, présentant des variations d'un même thème qui reflètent différentes humeurs. Ainsi, votre composition semble jouer un rôle dans la narration. Considérez-vous votre travail de compositeur comme étant également narratif, racontant une histoire à travers la musique ? Par ailleurs, votre musique ne se contente pas de coller à l'image, adoptant une approche plus subtile, comme un parfum du film, parfois même en décalage par rapport à l'image (comme dans "First Man" où une musique mélancolique est associée à l'exploit des premiers pas sur la lune, ou dans "Babylon", une musique douce contraste avec la fureur de la fête). Comment abordez-vous cette dimension ?

Justin Hurwitz : Damien et moi valorisons particulièrement les compositions qui, à l'instar des œuvres classiques, utilisent économiquement leurs thèmes, en se concentrant sur un thème principal et peut-être un ou deux thèmes secondaires associés à des personnages ou à des éléments spécifiques de l'histoire. Nous cherchons à exploiter ces thèmes de la manière la plus variée possible, une pratique courante dans les compositions classiques mais moins fréquente dans les scores modernes. Nous apprécions l'idée de définir des thèmes, de leur attribuer un sens et de les réintroduire à divers moments. Cela devient particulièrement puissant car ces mélodies sont liées à des concepts, des personnes, ou des idées spécifiques (ndlr : principe du Leitmotiv). Dans un musical où les mélodies des chansons portent déjà en elles une signification, comme dans "La La Land", une mélodie établie dès la première scène peut être réutilisée et modifiée à travers le film pour enrichir son impact émotionnel et narratif. Dans un score plus traditionnel et instrumental, comme pour "First Man", plusieurs thèmes sont établis, chacun associé à différents aspects de l'histoire - par exemple, le thème de Karen, celui du travail à la NASA, ou encore le thème familial. Ces thèmes sont réintroduits et parfois combinés pour soutenir la narration de manière significative. Concernant "First Man", le score cherche à refléter l'émotion intérieure de Neil Armstrong plutôt que le triomphe extérieur de la mission lunaire, se concentrant sur ses expériences personnelles de douleur et de perte. Ainsi, lorsque Neil Armstrong arrive sur la lune, le moment est empreint de mélancolie plutôt que d'héroïsme, symbolisé par le thème de Karen, initialement joué à la harpe et réintroduit plus tard de manière poignante avec le thérémine. Cette approche illustre comment, même dans des scènes où l'action à l'écran pourrait suggérer une certaine atmosphère, la musique peut choisir de souligner une dimension intérieure ou contrastée, créant ainsi un dialogue complexe et enrichissant entre l'image et le score. Cette méthode souligne la capacité de la musique à raconter des histoires parallèles à l'action visuelle, enrichissant l'expérience narrative globale du film.

Benoit Basirico : La présence du jazz dans votre collaboration avec Damien rejoint l'histoire riche de ce style musical avec le cinéma. Quel est votre lien à cette musique ?

Justin Hurwitz : Bien que nos films intègrent du jazz, comme dans "La La Land" avec des scènes au club de jazz, ou "Whiplash", pour la composition des score je n'ai pas spécifiquement écrit du jazz. Michel Legrand, qui a été une inspiration énorme, avait la capacité de fusionner une section rythmique de jazz avec un grand orchestre. La méthode de Legrand, consistant à encadrer une section de musiciens de jazz avec une orchestration précise, où chaque note est écrite, permet une certaine liberté pour les musiciens, notamment dans l'interprétation des changements de cordes et dans leur improvisation. Cette approche se retrouve dans ma façon d'orchestrer, où, malgré une écriture très détaillée pour l'ensemble de l'orchestre, les musiciens de jazz ont la liberté de colorer la musique avec leur sensibilité et leur improvisation. En parlant du morceau "Another Day of Sun" dans "La La Land", cette orchestration pour un grand ensemble de 95 pupitres, inclut une liberté pour certains instruments de s'exprimer dans un esprit jazz, enrichissant la texture musicale globale. Cette interaction entre écriture précise et improvisation crée un dialogue musical dynamique, qui est également illustré dans ma méthode d'orchestration, influencée par la rigueur de Bach et mes études en contrepoint et en fugues, offrant à la fois précision et spontanéité. Le parallèle avec le cinéma, où le script écrit côtoie l'improvisation des acteurs, souligne cette dualité entre structure et liberté. Comme dans la musique, le cinéma permet des moments d'expression personnelle au sein d'un cadre défini, offrant fraîcheur et authenticité à l'œuvre.

 

Propos recueillis par Benoit Basirico
Dans le cadre des Rencontres 7e Art de Lausanne. En présence de la traductrice Lily Hook (mais cette transcription traduite se base sur les propos anglais du compositeur)


En savoir plus :

Vos avis